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Michel Husson, "Forme et mesure de la valeur"

Colloque « Jean-Marie Vincent, un théoricien critique »

Université Paris 8, 27 mai 2005




Dans l’un de ses derniers ouvrages, Jean-Marie Vincent adresse à un certain marxisme - et à Marx lui-même - une « critique de l’économisme », déjà largement esquissée dans Critique du travail [1], et que le passage suivant synthétise :

Marx, apparemment, ne s’aperçoit pas qu’en s’engageant sur cette voie [l’analyse de la baisse tendancielle du taux de profit], il se montre infidèle à ce qu’il dit par ailleurs sur la préséance de la forme par rapport à la mesure. Ce sont de fait les grandeurs de valeur qui prennent le dessus sur la valeur comme substance-mouvement dans cette loi présumée. On peut faire des remarques analogues à propos du problème de la transformation des valeurs en prix de production. Dans les formulations de Marx, les calculs des valeurs et des prix de production, de la plus-value et des profits doivent être tout à fait congruents et compatibles entre eux en tant que grandeurs (quantités) sans tenir compte de la variabilité des mesures dans le mouvement des formes, sans tenir compte du fait que valeurs et prix ne renvoient pas à des référents naturels. On serait tenté de dire que dans cette entreprise impossible Marx s’est laissé prendre dans les filets de Ricardo » [2].

Un peu plus tard, dans un article publié à titre posthume, Jean-Marie Vincent adresse un reproche du même genre aux économistes marxistes se situant dans la tradition marxiste :

Il est clair que, dans le sillage de la IVe Internationale, beaucoup d’analyses intéressantes ont été produites depuis les années soixante. Pour s’en convaincre, il suffit de faire référence aux travaux d’Ernest Mandel, de Michel Husson, de François Chesnais, pour ne citer que quelques noms. Ce n’est pas faire injure à ces auteurs que de constater qu’ils centrent leur attention sur les contradictions proprement économiques du capitalisme. Plus précisément, on peut remarquer que la dynamique économique n’apparaît pas reliée chez eux de façon systématique et élaborée à la dynamique sociale. Ils font, bien sûr, référence aux luttes sociales et politiques, mais elles ne sont pas intégrées dans des enchaînements et des agencements d’ensemble » [3]

Ces critiques donnent l’occasion de poursuivre le débat avec Jean-Marie Vincent, autour d’une question fondamentale qui est celle du statut de la théorie de la valeur et, de manière plus générale encore, celle de la critique marxiste adressée au capitalisme. Il me semble qu’elle comprend plusieurs niveaux qu’il convient d’articuler, plutôt que de les opposer ou de les hiérarchiser de manière unilatérale, précisément parce que l’économie de Marx est à la fois une théorie du capitalisme, et une critique de l’économie politique.

L’abandon d’une théorie de la mesure affaiblit considérablement la compréhension critique du capitalisme. On peut prendre ici comme fil directeur les différentes expressions de la critique anti-marxiste qui, avec les contributions de Böhm-Bawerk [4], puis de von Bortkiewicz [5], ont ouvert le débat sur la transformation des valeurs en prix, auquel Jean-Marie Vincent faisait lui-même allusion comme exemple d’économisme. Il existe en effet plusieurs positions possibles, qui ont été tenues tout au long de ce débat, qui est loin d’être clos.

La position « économiste » consiste à considérer que la « transformation », qui rapporte théoriquement la formation des prix de production à des grandeurs de valeur, suppose effectivement, comme le lui reproche Jean-Marie Vincent, que « les calculs des valeurs et des prix de production, de la plus-value et des profits doivent être tout à fait congruents et compatibles entre eux en tant que grandeurs ». Cette position a été réactivée récemment par un courant de théoriciens qui proposent une nouvelle interprétation de la théorie de la valeur, baptisée temporal single-system interpretation [6]. Elle repose sur deux postulats : le premier est celui d’un système unique, où prix et valeurs appartiennent à un même espace, par opposition à une approche « duale » supposant une incommensurabilité totale entre les deux. Le second consiste à rompre avec l’hypothèse d’état stationnaire postulant une valorisation simultanée des inputs et des outputs, et à introduire au contraire une séquence temporelle des périodes de production [7]. Ce courant prétend restituer la cohérence de l’analyse marxiste, même si, emporté par son élan, il prétend à tort établir une loi universelle de baisse du taux de profit.

Une seconde tradition se réclamant du marxisme pose comme principe absolue la dissociation des deux espaces, celui des valeurs et des prix. Elle s’est mise en place avec les contributions de Benetti et Salama, et se retrouve aujourd’hui dans le travail magistral de Tran Hai Hac [8]. Pour être complet, un courant intermédiaire, représenté par Duménil [9] propose une « solution » partielle qui ne rompt cependant pas avec l’hypothèse d’état stationnaire.

Sans reprendre le fond de ces débats, on peut au moins signaler que Marx ne se prive pas, tout au long du Capital, de « transformer » des valeurs en prix, et on a vu que Jean-Marie Vincent n’était pas loin d’en conclure que Marx n’a en rien dépassé Ricardo sur ce point. Mais il faut plutôt insister sur la difficulté suivante. Accepter la thèse de l’incommensurabilité des prix et des valeurs conduit paradoxalement à réduire la portée de la théorie critique, plutôt que de l’approfondir. Les adversaires du marxisme ont d’ailleurs bien compris le bénéfice qu’ils pouvaient tirer de cette manière de répondre à ce que l’on est en droit d’appeler la critique néo-ricardienne, dont l’expression la plus systématique se trouve dans l’ouvrage clé de Sraffa [10]. Avant lui, Joan Robinson avait bien résumé cette position : « le choix maladroit qui consiste à raisonner en valeur, alors que la valeur des marchandises et de la force de travail changent constamment, explique en grande partie l’obscurité de l’exposé de Marx, et il n’y a aucune de ses idées essentielles qui ne pourrait être mieux exprimée sans elle » [11]. Son grand adversaire néo-classique, Paul Samuelson, était pour une fois d’accord avec elle, tout en adoptant un point de vue autrement sévère que le sien à l’égard de Marx [12] : « en résumé, la "transformation" des valeurs aux prix peut être décrite logiquement selon la procédure suivante : "(1) on écrit les relations en valeur ; (2) on prend une gomme et on les efface ; (3) enfin on écrit les relations en prix, et on résout ainsi le soi-disant problème de la transformation » [13].

Pour résumer : la théorie de la valeur ne sert à rien puisque les prix peuvent être déterminés autrement (par les conditions de production chez Sraffa, par l’offre et la demande chez Samuelson) et le concept d’exploitation n’éclaire en rien la théorie du profit qui s’explique lui aussi autrement (par le rendement du système économique chez Sraffa, par la productivité marginale du capital chez Samuelson). La volonté de rompre avec l’économisme ricardien lui laisse paradoxalement le champ libre dès lors qu’il s’agit de répondre aux questions posées par les économistes classiques, autrement dit de produire une théorie du capitalisme.

La seconde grande interrogation qu’il faut alors soulever est la suivante : est-il possible de conserver le marxisme comme outil d’étude théorique du capitalisme, sans le rabattre sur un économisme, en oubliant ainsi la force subversive du dévoilement de la forme valeur ? Souvent, cette question s’est polarisée sur la théorie du salaire. Il y aurait deux approches irréductibles.

Selon la première, la valeur de la force de travail serait déterminée par le prix du panier de biens de consommation qui compose le salaire. Il s’agirait là d’une horreur économiste qui conduirait à oublier toute approche critique du rapport d’exploitation comme rapport social et conduirait à sombrer dans une forme de fétichisme marchand. L’alternative consisterait à déterminer le taux de plus-value comme l’expression d’un rapport social fondamental entre le capital et le travail. Cette approche serait la seule qui permettrait d’aller à la racine de la forme valeur.

Il s’agit là, à notre sens, d’un dramatique contresens qui consiste à ignorer que Marx articule de manière réellement dialectique, c’est-à-dire comme une unité indissociable, la forme et la mesure de la valeur. L’apparente contradiction est d’ailleurs assez simple à surmonter en ce qui concerne la valeur de la force de travail : à un moment donné, celle-ci est déterminée par la valeur des marchandises nécessaires à sa reproduction. C’est cette clé qui permet par exemple de comprendre pourquoi les capitalistes, pris dans leur ensemble, ont intérêt à l’importation de biens de consommation à bas prix car il s’agit là d’un moyen efficace d’avilir la valeur de la force de travail. D’un point de vue analytique, il est donc possible de définir le salaire à partir d’un panier de biens, et les luttes syndicales menées en faveur d’une indexation du salaire sur l’inflation montrent que cette représentation admet un fondement concret.

En revanche, la manière dont cette « norme salariale » évolue n’obéit à aucune loi économique de formation de ce « prix » très particulier, comparable à celle qui régit les prix des autres marchandises. Sa détermination est le produit des luttes de classes, et on peut distinguer deux configurations polaires, selon que cette norme tend à rester constante ou au contraire à suivre les progrès de la productivité sociale du travail. On voit sur cet exemple se dessiner une véritable ligne de partage des théorisations marxistes, selon qu’elles s’enferment ou non dans une logique d’équilibre indûment importée de l’économie dominante. L’opposition simpliste - « panier de biens » versus clé de répartition du produit social - n’a de sens que dans un cadre d’analyse statique : dès que l’on choisit de se situer dans un cadre dynamique, autrement dit de penser l’accumulation et la reproduction du capital, cette dichotomie vulgaire disparaît.

Le processus de marchandisation qui caractérise le capitalisme contemporain exige justement une approche unitaire : la dictature de la rentabilité, qui emprunte les canaux d’une mesure très précise de la valeur, est en train de révéler la nature historiquement dépassée de ce mode de capitalisme. Il faut donc saisir ces tendances dans leur relation contradictoire : d’un côté, la loi de la valeur ne s’est jamais appliquée avec autant de rigueur, notamment en raison de la mise en concurrence directe des salariés au sein d’un espace de valorisation étendu à l’ensemble de la planète ; d’un autre côté, cette loi n’a jamais fait apparaître avec autant de clarté le caractère « étriqué » de la loi de la valeur.

Marx a longuement développé cette contradiction dans un passage des Grundrisse [14] où figure la référence au general intellect. Il y montre de manière prémonitoire comment le capital « donne vie à toutes les puissances de la science et de la nature, comme à celles de la combinaison et de la communication sociales pour rendre la création de richesse indépendante (relativement) du temps de travail qui y est affecté ». Mais ce serait pourtant un contresens absolu que d’interpréter cet énoncé comme une anticipation géniale des théories du « capitalisme cognitif », parce qu’il n’est pour Marx que l’un des termes d’une contradiction essentielle.

Dans le même temps, en effet, le capital s’obstine à vouloir « mesurer au temps de travail ces gigantesques forces sociales ainsi créées, et les emprisonner dans les limites qui sont requises pour conserver comme valeur la valeur déjà créées ». Le capital cherche à ainsi à transformer les « forces productives et les relations sociales » en autant de « moyens de produire à partir de la base bornée qui est la sienne ». Mais elles sont en fait « les conditions matérielles pour faire sauter cette base ». Loin de fonder la possibilité d’un nouveau capitalisme, cette appropriation par le capital des « puissances de la science et de la nature » approfondit une contradiction qui ne peut être dépassée dans le cadre du système : « il faut que ce soit la masse ouvrière elle-même qui s’approprie son surtravail », et c’est seulement « lorsqu’elle a fait cela » que l’on en arrive au point où « ce n’est plus alors aucunement le temps de travail, mais le temps disponible qui est la mesure de la richesse ». Bref, pour reprendre une formule lumineuse de Gorz [15], « le capitalisme cognitif, c’est la contradiction du capitalisme ».

Les appels à l’abandon, ou au dépassement, de la loi de la valeur combinent ainsi deux ordres de justifications : elle ne serait qu’une subsistance de l’économie ricardienne au cœur de la théorie marxiste, et elle serait de toute manière rendue obsolète par les mutations du capitalisme [16]. Ces deux critiques doivent être récusées, non pas par révérence à Marx, mais parce qu’elles se combinent pour dresser un obstacle inutile à la compréhension du capitalisme contemporain. Au contraire, la tendance universelle à la marchandisation rend nécessaire un dépassement dialectique du débat entre forme et mesure de la valeur. La chape de plomb de la loi de la valeur n’a sans doute jamais pesé aussi lourdement (comptablement en quelque sorte) sur la satisfaction des besoins humains ; jamais la dictature de la mesure et de la rentabilité n’a fait apparaître de manière aussi claire le carcan que représente, pour l’humanité toute entière et pour la planète elle-même, la persistance de la forme valeur, autrement dit du mode marchand de reconnaissance - et de satisfaction - des besoins sociaux.





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(1934-2004)




[1Jean-Marie Vincent, Critique du travail, PUF, 1987.

[2Jean-Marie Vincent, « Critique de l’économisme et économisme chez Marx », dans Un autre Marx, Page Deux, Lausanne, 2001, p.102.

[3Jean-Marie Vincent, « Le trotskysme dans l’histoire », Critique communiste, n°172, printemps 2004.

[4Eugen von Böhm-Bawerk, « Karl Marx and the Close of His System”, Unwin, London, 1898

[5Ladislaus von Bortkiewicz, (1907), « On the Correction of Marx’ Fundamental Thoretical Construction in the Third Volume of Capital », in Paul M. Sweezy (ed.) Karl Marx and the Close of His System, Augustus M. Kelley, New York, 1949

[6Alan Freeman, Guglielmo Carchedi (eds), Marx and Non-Equilibrium Economics, Edward Elgar, 1996 ; Alan Freeman, Andrew Kliman, Julian Wells (eds), The New Value Controversy and the Foundations of Economics, Edward Elgar, 2004.

[7Je me permets de renvoyer à une contribution ancienne qui jetait les bases d’une telle approche : Manuel Perez, « Valeur et prix : un essai de critique des propositions néo-ricardiennes », Critiques de l’économie politique, nouvelle série n° 10, janvier-mars 1980

[8Carlo Benetti, Valeur et répartition, Maspero/PUG, 1974 ; Pierre Salama, Sur la valeur, Maspero, 1975 ; Tran Hai Hac, Relire « Le Capital », Page Deux, Lausanne, 2003.

[9Gérard Duménil, De la valeur aux prix de production, Economica, 1980 ; voir aussi Alain Lipietz, « Retour au problème de la transformation des valeurs en prix de production », Cahiers d’économie politique n°7, 1982.

[10Piero Sraffa, Production de marchandises par des marchandises, Dunod, 1970.

[11« The awkwardness of reckoning in terms of value, while commodities and labour-power are constantly changing in value, accounts for much of the obscurity of Marx’s exposition, and none of the important ideas which he expresses in terms of the concept of value cannot be better expressed without it », Joan Robinson, An Essay on Marxian Economics, Macmillan, London, 1942.

[12Paul A. Samuelson, « The ‘Transformation’ from Marxian ‘Values’ to Competitive ‘Prices’ », Proceedings of the National Academy of Sciences, vol. 67, n°1, September 1970. Voir aussi « Understanding the Marxian Notion of Exploitation : A Summary of the So-Called Transformation Problem Between Marxian Values and Competitive Prices », Journal of Economic Litterature, June 1971.

[13« In summary, "transforming" from values to prices can be described logically as the following procedure : "(1) Write down the value relations ; (2) take an eraser and rub them out ; (3) finally write down the price relations - thus completing the so-called transformation process ».

[14Karl Marx, Manuscrit de 1857-1858 « Grundrisse », Editions sociales, 1980, tome 2, p.192-197.

[15André Gorz, L’immatériel, Galilée, 2003.

[16Pour une critique plus détaillée, voir : Michel Husson, « Sommes-nous entrés dans le "capitalisme cognitif" ? », Critique communiste n°169-170, été-automne 2003